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Moi et mon compagnon d’aventure, Alexis, nous dirigeons maintenant à bord du Twin Otter, un petit avion, vers le campement de la rivière aux Feuilles. Pour vous situer, nous sommes partis de Kuujjuaq vers l’intérieur des terres, entre la Baie d’Ungava et la Baie d’Hudson. Nous sommes en plein territoire sauvage, loin de toute civilisation. Le but de notre visite ici est de vivre conjointement nos deux grandes passions. Alexis est un maître de la pêche à la mouche et ce n’est pas la première fois qu’il vient ici. Pour ma part, je veux valider les rumeurs de cet endroit par rapport aux caribous: on raconte que ce lieu est un corridor de migration important pour cette espèce. L’emplacement avait d’ailleurs été choisi à l’époque pour la chasse aux caribous. Maintenant interdite, la vocation du campement a changé pour se concentrer sur la pêche aux saumons et aux truites.
Le vol qui nous mène au campement est en soi impressionnant. On peut voir clair à des kilomètres. On survole des centaines de lacs arborant parfois des couleurs émeraudes. Des envolées de lagopèdes planent entre nous et le sol. Ils sont en pleine migration. D’en haut, on peut voir les milliers de traces des caribous qui quadrillent le lichen. Ces chemins sont millénaires et ils les empruntent comme nous empruntons nos routes pavées pour se diriger durant leur migration annuelle.
Au Canada, le caribou se divise en quatre sous-espèces: le caribou de Grant, le caribou de Peary, le caribou de la toundra et le caribou des bois. J’ai pu photographier amplement le caribou des bois, plus spécifiquement la harde de Charlevoix de l’écotype forestier, ainsi que ceux de la harde des Chic-Chocs en Gaspésie que l’on définit comme l’écotype montagnard. Les trois autres sous-espèces ne se retrouvent pas au Québec. Le caribou des bois qui vit au Nunavik est de l’écotype migrateur. Il se divise en deux troupeaux: le troupeau de la rivière George et le troupeau de la rivière aux Feuilles. À son apogée, dans les années 90, le troupeau de la rivière George comptait environ 800 000 bêtes. Dans le dernier bilan du MFFP, on en compte maintenant 8100. Pour la rivière aux Feuilles, on comptait environ 600 000 bêtes au début des années 2000 tandis que les dernières estimations en dénombrent environ 187 000. Dans les deux cas, le constat est le même: les caribous disparaissent à grande vitesse.
La harde que je m’apprête à rencontrer est celle de la rivière aux Feuilles. Je l’ai déjà rencontrée durant deux expéditions que j’ai réalisées en 2015 et 2017 dans la Baie-James. C’est l’endroit le plus au nord qu’il nous est possible d’atteindre avec la route. Annuellement, cette harde parcourt environ 6000 kilomètres, une distance qui nous est inconcevable. Un chemin parsemé de rivières déchaînées, de glace, de loups et de vents.
Pour notre première journée du périple, on navigue en bateau vers la première fosse où nous allons pêcher. Il ne faut pas plus de dix minutes pour que l’on croise un troupeau de caribous qui traverse la rivière. Je suis euphorique. Il y a des caribous de tous les côtés. Les couleurs d'automne sont percutantes. Simplement en nous rendant à notre destination, on voit déjà une centaine de caribous. Malgré les chiffres, ça me fait beaucoup de bien de voir autant de caribous au même endroit. Les derniers que j’ai croisés sont ceux de la harde de Charlevoix qui sont aujourd’hui presque entièrement disparus et ceux de la Gaspésie qui ne se portent pas mieux. Nos journées au Leaf River Lodge se succèdent et se ressemblent. Partagés entre la pêche aux saumons et l’observation faunique, nous vivons le voyage d’une vie.
À notre cinquième jour d’exploration, j’aperçois un ours noir du bateau. Une fois notre embarcation ancrée, je cours dans sa direction. Il est très loin et, entre lui et moi, il y a une rivière et plusieurs caps rocheux. Plus j’approche, plus je ralentis. En fait, je ne le vois plus du tout depuis un bon moment. Dans ce paysage rocheux, on peut vite disparaître entre deux flancs de montagne. J’arrive enfin à l’endroit où je l’avais aperçu de loin, toujours rien. Je décide de monter sur une roche pour avoir une meilleure vue des alentours. Je me donne un élan et bondis sur celle-ci. À trois mètres de moi, le gros ours noir bondit lui aussi. Il y a deux règles à respecter avec les ours noirs : ne pas les surprendre et ne pas les cloîtrer dans un espace sans issue. Ironiquement, j’avais réussi à briser ces deux règles en un seul mouvement. Pour un instant, j’ai peur. C’est à ce moment que l’ours monte sur le flanc opposé et pose ses fesses sur la roche. Il me regarde, très calmement. Assis à contre-jour, à quelques mètres de moi. C’est mon plus beau contact avec un ours noir à vie. Je le suis à bonne distance dans sa routine pour plus d’une heure. Parfois, il marche vers moi la gueule ouverte pour bien me sentir. Il me suffit de me distancer tranquillement pour lui laisser tout l’espace dont il a besoin. Certains ours ici n’ont jamais croisé d’humains de leur vie. Un ours noir peut paraître banal, mais ici, dans ce contexte nordique, c’est une rencontre mémorable.
Du rivage, pendant qu’Alexis lance sa mouche à répétition, je scrute les collines lointaines à la recherche d’animaux. Au fil des jours, j’ai développé certaines tactiques. Avec mes jumelles, il me suffit de repérer le troupeau sur les crêtes du rivage opposé. Ensuite, je visualise par quel chemin ils descendent vers la rivière pour la traverser. Avec quelques jours d’exploration, nous avons pu établir les chemins les plus empruntés ainsi que leur point d'arrivée en considérant la déviation exercée par le courant. Pour arriver à les capter de face, il me faut me positionner exactement là où ils arriveront.
Alexis et moi, après plusieurs tentatives ratées, avons compris comment procéder. Il n’y a pas de recette magique, il faut se positionner et attendre sans bouger. C'est difficile, car parfois on se positionne et le troupeau sort de l’eau à quelques dizaines de mètres de nous, et si on se lève ou si on bouge pour aller le rejoindre, il quitte au galop sans que nous ayons pu capter d'image.
Pour cet après-midi, nous avons choisi de nous cacher devant une grosse roche, tout près de l’eau. Sans mouvement, nous sommes invisibles aux yeux des caribous. Par chance, des centaines et des centaines de caribous traversent autour de nous. Parfois directement devant nous. La météo est bien à l’image du nord. Nous avons droit à tout: vent, pluie, soleil et passages nuageux. À un certain moment, nous sommes frigorifiés et on tremble tous les deux.
Après des moments forts en émotion où les caribous sont sortis à quelques mètres de nous, nous décidons d’aller nous positionner sur le plateau qui nous surplombe. Le coucher de soleil sera bientôt là et j’ai en tête une image de caribou en contre-jour que j’aimerais tenter de réaliser. On en profite pour prendre quelques images l’un de l’autre en action. Dans quelques jours, toutes les couleurs seront disparues. Les premiers givres ont commencé. Nous avons même eu droit à une petite averse de neige tôt ce matin.
Pour les derniers rayons de soleil, je prend la décision de risquer le tout pour le tout. Je me positionne, couché au sol sur la bordure du plateau. De là, je peux voir les caribous qui traversent. Par malchance, c’est le calme plat. Puis, après un moment, un grand mâle solitaire entreprend sa traversée. Il se dirige exactement où je suis. Je me camoufle dans un buisson, attendant qu’il surgisse sur le plateau. Le voici, comme une apparition, seul et grandiose. Il ne me voit pas, les rayons du soleil illuminent le velours de son panache. C’est un rêve qui se réalise. Il marche devant moi. La lumière est plus que parfaite. Je suis aux anges. Il se dirige ensuite vers Alexis, je capte une image d’eux à quelques mètres l’un de l’autre.
Ce qui se produit sous nos yeux est irréel. Un petit troupeau que je n’ai pas vu arriver surgit à deux mètres de moi. On se fait face, je ne bouge pas, mais ils me voient bien. Inquiets, ils s’éloignent un peu en galopant, mais ils restent curieux de ma présence. Ils se secouent et envoient des milliards de gouttelettes d’eau dans les airs. Jamais je n’aurais pu imaginer ces scènes. Je ne savais pas que c’était possible.
Je quitte cet endroit avec la tête remplie de souvenirs, mais surtout avec la conviction d’y revenir. Le caribou est un emblème pour notre pays. Il nous faut tout faire pour l’aider à survivre. Pour ma part, je tente de lui rendre justice avec mes clichés. Je vous partage ce que j’ai vécu pour que vous aussi puissiez comprendre l’immense importance et la grande beauté de cette biodiversité.
Merci tout particulièrement au Leaf River Lodge, Tourisme Nunavik et Tourisme Autochtone pour avoir rendu cette aventure possible.
L'expression photographique de Jean-Simon est le résultat d'une recherche de contemplation et d'isolement. Le monde sauvage contraste avec la modernité qui nous entoure. Il représente une parcelle d'équilibre et de symbiose fragile dans une période de grands changements. Selon l'artiste, la vraie création artistique se trouve bien au-delà de l'aspect technique. Avec son solide bagage en photographie, art qu'il perfectionne depuis déjà 14 ans, il se donne pour mission capter les ambiances sauvages rares.
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